C’est le film du bonheur, le seul totalement joyeux de Jacques Demy. Les Demoiselles de Rochefort sont en effet très différentes des Parapluies de Cherbourg, aussi légères et optimistes que ces derniers étaient tragiques, peut-être conçus comme un antidote à la tristesse du chef-d’œuvre de Demy. C’est aussi l’unique long métrage où le cinéaste s’essaye à la comédie musicale classique, sur le modèle hollywoodien. Les Demoiselles de Rochefort respectent scrupuleusement les conventions du genre, faisant alterner les plages de dialogues, les chansons et les chorégraphies. À l’époque de la réalisation du film, certains cinéastes américains avaient déjà libéré la comédie musicale du studio, en tournant dans des décors réels – par exemple Robert Wise et Jerome Robbins avec West Side Story en 1961. Demy choisit la ville de Rochefort pour son urbanisme géométrique, propice à la mise en scène des ballets en plein air mais aussi des chassés-croisés incessants du scénario. Demy repeint le monde aux couleurs du rêve, et la ville entière se transforme en plateau de cinéma. Il définissait volontiers Les Demoiselles de Rochefort comme un nouveau chapitre de ses « scènes de la vie provinciale ». Le film est un feu d’artifice, une farandole de couleurs, de sentiments, de paroles et de musiques. Le grand amour, une fois de plus, est au cœur du récit. Demy élabore un canevas raffiné où se croisent les hommes et les femmes, plusieurs générations d’amants et d’amis. Les jeux de l’amour et du hasard, présents tout au long de son œuvre, sont ici déclinés sur un mode ludique et heureux. En effet, ni la guerre, ni les contingences sociales ne seront capables de briser les amours naissants ou les retrouvailles. Demy exalte la sensualité des corps, mais aussi le plaisir des mots, des dialogues poétiques, des répliques triviales et des calembours (le fameux « je suis en perm’ à Nantes » de Maxence). C’est le versant solaire, ici à son zénith, du cinéma de Demy. On sent dans Les Demoiselles de Rochefort la joie communicative de faire un film avec une troupe, une véritable famille de cinéma en état de grâce : les sœurs Catherine Deneuve et Françoise Dorléac, Danielle Darrieux, Michel Piccoli, les invités américains Gene Kelly et George Chakiris, et l’angélique Jacques Perrin, futur prince charmant de Peau d’âne. Sans oublier les principaux artisans de cette euphorisante réussite, le directeur de la photographie Ghislain Cloquet, le décorateur Bernard Évein et le compositeur Michel Legrand. Dans cet univers multicolore, Demy n’omet pas le noir, incarné par le personnage de Subtil Dutrouz, paisible retraité qui se révélera l’assassin de la chanteuse Lola-Lola (allusion à l’héroïne de Josef von Sternberg, mais aussi à la « Lola de Nantes »). Crime atroce (il l’a découpée en morceaux) mais aussi crime passionnel (elle se refusait à lui depuis des années), ce fait-divers s’intègre dans la ronde des sentiments amoureux du film – comme chez Jean Renoir, « tout le monde a ses raisons ».