C’est le diamant noir de la filmographie de Jacques Demy. Dans Lola, Mme Desnoyers, dont le mari avait dilapidé la fortune familiale, disait à Roland Cassard « Dieu nous préserve des joueurs ». La Baie des anges est une exploration du monde du jeu, à travers l’histoire de la rencontre fortuite entre un jeune homme tenté par l’aventure et une femme dévorée par le vice des casinos. Deuxième long métrage de Jacques Demy et nouvelle grande réussite artistique après Lola, La Baie des anges est aussi la première dissonance dans l’œuvre du cinéaste, plus variée qu’il n’y paraît. Il s’agit de son film le moins lyrique, le plus clinique, une œuvre d’entomologiste, tranchante et froide comme une lame, qui scrute les mécanismes de la passion. Cette incartade dans un monde tourmenté et dur ne doit rien à la comédie musicale, malgré la magnifique partition de Michel Legrand. Pour Demy, le jeu est un prétexte pour évoquer la dépendance et l’obsession amoureuse. S’il existe une part documentaire dans le film, elle concerne moins le fonctionnement des casinos de la Côte d’Azur, et les mœurs de leurs clients, que l’étude d’un couple qui s’enfonce dans une relation perverse. La Baie des anges propose une version moderne d’Orphée, où les casinos remplacent les portes des enfers, entrouvertes par un personnage de joueur nommé Caron, en référence au passeur du Styx dans la mythologie grecque. Le jeu, c’est avant tout une exploration du hasard qui fascine tant Demy. Dans une scène clé de La Baie des anges, Jeanne Moreau soudainement isolée par la caméra dans une suite de palace, s’adresse aux spectateurs et se demande si Dieu règne sur les chiffres, désignant le jeu comme une religion et les casinos des églises. Dans cette recherche de l’absolu, le film atteint une dimension métaphysique, et même mystique.
Un seul film rivalise avec La Baie des anges dans sa description d’une quête effrenée entre pureté et souillure : Pickpocket de Robert Bresson. La Baie des anges demeure le film le plus bressonien de Jacques Demy. L’excellent Claude Mann, dont c’est le premier grand rôle au cinéma, possède le maintien et la diction des modèles de l’auteur d’Une femme douce. On retrouvera cet acteur rare et précieux chez Jean-Pierre Melville et Marguerite Duras. Jeanne Moreau en blonde platine incarne un fantasme hollywoodien perdu dans la grisaille de la société française, qu’elle fuit en se réfugiant dans un monde luxueux et artificiel. Double négatif de Lola (personnage sombre contre personnage solaire, même leur garde-robe s’inversent chromatiquement), Jackie est une nouvelle facette de la femme selon Demy, sensuelle, fantasque et moderne. À l’instar de Jean, le cinéaste exprime dans ce film un mouvement de fascination-répulsion érotique pour la grande bourgeoisie. Le couple est réuni à la fin du film, mais le « happy end » est ambigu, et cette fin ouverte évoque un cercle infernal où les amants sont condamnés à errer éternellement.